Nous nous rappelons par ailleurs que comme dans l'affaire Bemba ainsi que celle de Ruto et Sang, les preuves à charge contre Gbagbo et Blé Goudé, ont été confirmées par la suite, par l'enquête menée par la Procureure le 12 juin 2014. La Procureure avait procédé à leur mise en liberté en vertu de l'article 83 du Statut de Rome estimant qu'il aurait été extrêmement difficile de les faire comparaitre devant la justice faute de coopération de la part de la Côte d'Ivoire et de son désaccord avec les circonstances alléguées par la Chambre en faveur de l’acquittement et de l’application du principe de  « Pas d’obligation de présenter une défense s’il n’y a pas d’affaire » (« No case to answer »). Postérieurement, une autre décision a été émise imposant certaines conditions à la remise en liberté, par communication orale, et annonçant qu'une décision motivée allait suivre.  Une fois de plus, les victimes, qui dans le cas d'espèce étaient au nombre de 82 et qui ont donné leur témoignage par des moyens vidéos, sont restées démunies.

Il est nécessaire de rappeler des arguments de la juge Herrera Carbuccia dans le cadre de son opinion divergente.  Herrera allégua que l'acquittement ainsi que la mise en liberté n'étaient pas conformes avec les dispositions de l'article 74 du Statut de Rome du fait de l'absence de l'exposé des motifs et de l'analyse des faits et des preuves qui ont conduit les juges à rendre leur décision. De plus, selon Herrera, l'obligation imposée par le même article en son paragraphe 5 selon laquelle la forme orale est considérée comme allant à l'encontre des principes devant régir le procès a été enfreinte.

Nous avons indiqué qu'il se cache un problème de fond qui n'est autre que l'importante influence de la "Common Law" au sein de la CPI bien qu'en principe, à la lecture du Statut de Rome, il s'agit de conjuguer les deux grandes traditions de la procédure pénale de manière harmonisée. Cependant, en pratique, la procédure propre des pays anglo-saxons par laquelle l'instruction est menée par le Procureur et la participation des victimes est exclue, s'est imposée. Ceci est toutefois en opposition avec l'ensemble des avancées qui ont eu lieu afin de mettre sur le premier plan la parole donnée aux victimes.  Il est certain qu'en l'absence de cet instrument de procédure, leur poids reste aléatoire.

L'autre problème de fond provient du manque d’équilibre entre les droits de l'accusé et du Procureur en tant que partie au procès qui exige une rigueur de la preuve pratiquement impossible concernant le type de crimes jugés devant la Cour. Par conséquent, le dol doit s'apprécier toujours de forme indirecte ou connexe avec une analyse détaillée de causalité, en vertu des articles 25 et plus particulièrement 28 du Statut de Rome. Tout comme dans les Affaires Ruto, Sang, Bemba, et dans l'Affaire Goudé et Gbabgo, il a été reproché au Procureur la faible consistance de la preuve quant il s’est agi de mettre en relation la responsabilité directe ou indirecte des accusés avec les crimes commis. Une rigueur dans le « technicisme » juridique qui semble ignorer de manière réitérée les difficultés auxquelles sont confrontées les enquêtes : les menaces, les pressions, les pots-de-vins offerts aux témoins et victimes et plus concrètement l’impossibilité pratique de poursuivre en justice les auteurs directs des faits.
Par ailleurs, l'introduction que vous pourrions qualifier d'insidieuse, d'une institution d’une tradition juridique de "Common Law" qui n'est ni prévue par le Statut de Rome ni au sein des normes qui régissent la Cour, est préoccupante. Cette institution a été cependant utilisée au cours du procès contre Wiliam Ruto y Joshua Sang, jugés en tant que responsables de violences commises dans la Rif Valley, au Kenia, durant les élections de 2007 et qui eux aussi ont été acquittés. En l'espèce, la Chambre d'Appel a en effet introduit le concept de "No case to answer" qui permet d'acquitter l'accusé sans mener à termes le procès lorsque les preuves invoquées ne paraissent pas susceptibles de mener à une condamnation.  Les questions suscitées par cette procédure qui permet de clore le procès par l'acquittement sans l'analyse requise pour le déroulement du procès, et surtout, après la  phase d'admission où il avait été considéré que les faits décrits par le Procureur durant son investigation étaient suffisants pour justifier un procès, sont considérables et contredisent les dispositions de l'article 74.2 du Statut de Rome.  Ainsi, ceci a conduit le Procureur a affirmer que pour alléguer un cas de « No case to answer », le manque de preuve est moins exigeant que s’il s’agissait d’une audience de jugement au cours de laquelle un acquittement ne peut être justifié que s’il existe un doute raisonnable.

Comme l'a indiqué la juge Herrera Carbuccia, le droit à un procès sans retard excessif comme les autres droits inhérents à un procès juste et impartial concernant l'accusé, doivent également garantir le respect de la Justice et doivent s'appliquer aussi bien à la Défense, qu'au Procureur et constituent une obligation morale à l'égard des victimes. Il est nécessaire de souligner que les droits des victimes constituent une obligation "morale". Ceci est une perspective centrée sur la justice rétributive, basée sur la condamnation des coupables. Cependant, cette condamnation devrait être utilisée en tant que moyen pour l'objectif réel de la justice  qui est la compensation pour les victimes des souffrances subies grâce à l'établissement de la vérité, la reconnaissance de leur souffrance et dès lors que cela est possible, la reconstruction de leur vie. Ainsi, la condamnation est une condition de la justice mais non une fin en soit. Malheureusement, il est notable que les jugements rendus par la CPI sont chaque fois un peu plus enclins à se rapprocher des mécanismes présentés par les grands cabinets de la Défense plutôt que des principes fondateurs de la Cour Pénale Internationale.